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Barlov serra à les broyer les mains d’Archim et de Gena. C’était un colosse aux cheveux hirsutes et flamboyants.
— Je ne comprends pas, disait-il avec un accent aussi épais que sa silhouette. Les installations de l’Antarctique étaient parfaitement sûres.
— Je vous suggère de réécouter l’enregistrement, dit Beyle qui relança l’appareil sans attendre la réponse.
Le visage tendu réapparut sur l’écran.
— Il y a deux heures environ d’épouvantables craquements se sont fait entendre dans la région des monts Sabine, immédiatement suivis d’une secousse tellurique de force 8 sur l’échelle de Richter qui a détruit toutes les installations construites sur cette partie du continent. La secousse avait pour épicentre un point situé non loin de l’Erebus. Il n’y a pas de survivants. Des indications peu nombreuses et fragmentaires fournies par des appareils qui survolaient les lieux de la catastrophe décrivent une énorme fissure courant tout le long du littoral sur près de mille kilomètres. Des volcans sont apparus tout au long de cette fissure. L’activité tellurique, loin de décroître, prend de l’ampleur. Les différentes stations scientifiques préparent leur départ en toute urgence. On reste sans nouvelles d’une expédition qui procédait à des relevés près du pôle magne tique.
La voix rauque de Beyle se fit entendre :
— Combien de victimes ?
— Au moins cent vingt disparus.
L’enregistrement était terminé.
— Il vaudrait mieux tenir la chose secrète, dit Archim. Le plus longtemps possible.
— Vous vous croyez sur Mars, lança Beyle dans un hennissement où se mêlaient la colère, la rage et le chagrin.
— C’est impossible, dit le Russe. Tous les sismographes du monde entier ont déjà enregistré la secousse.
Beyle essayait d’établir un contact.
— Tâchez de m’obtenir Antarctique 2, rugissait-il dans un micro.
— Personne ne répond, dit une voix féminine.
— Donnez-moi le navire le plus proche, les appareils encore en l’air.
— Une escadrille est immédiatement partie d’Australie. Je vous organise un contact par satellite.
Beyle, accablé, laissa tomber les bras le long de son corps.
— Je vais démissionner, dit-il. J’abandonne.
Barlov le prit par les épaules.
— Vous n’avez pas le droit. Vous avez pris toutes les précautions possibles. Ce n’est pas de votre faute.
Archim se planta en face de Beyle.
— Je vous garde toute ma confiance. Mais avez-vous une idée de ce qui a pu se passer ?
Barlov haussa les épaules.
— La fonte des glaces, probablement. Depuis un million d’années, ou davantage, les glaces pèsent sur ce coin de la Terre. Au fur et à mesure qu’elles disparaissent, le poids s’allège et la marmite risque d’exploser. Mais nous le savions. Nous ne faisions rien de sérieux en ce moment. Nous procédions seulement à quelques expériences à l’aide des satellites miroirs. Et elles ne se déroulaient même pas dans cette région. Nous avions établi un plan extrêmement précis pour éviter tout accident, sans parler d’une catastrophe de cette ampleur.
— Que va-t-il arriver ?
— Le Gouvernement nommera une commission d’enquête.
La froideur des yeux du Russe déconcerta le Martien.
— Et ils ne nous aiment pas. Ils trouvent que nous prenons trop de place. Cette affaire arrive à point.
— Vous ne pensez pas que…
Le Russe fit un pas en arrière.
— Je ne pense jamais. C’est une tradition nationale. Mais quoi qu’il arrive, je tiens à ce que vous sachiez, Beyle, et vous aussi Noroit, que moi, Barlov, je ne vous laisserai pas tomber. Chez moi, en Russie – il eut un geste vague – nous aimons les vastes projets et les plans qui modifient l’histoire.
— Passez-moi Andrews, disait Beyle dans un téléphone.
D’origine américaine, Andrews était le Directeur général de l’Administration Pour le Projet. Dix ans plus tôt, il avait dirigé la réorganisation des bases terriennes sur la Lune et y avait résolu avec brio nombre de problèmes difficiles.
Son visage apparut sur l’écran. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux gris et au visage lisse et légèrement couperosé. Il semblait calme et résolu.
— Content de vous voir, Beyle, dit-il. Je présume que vous êtes au courant.
— On ne peut plus établir de liaison avec le pôle.
— Je sais, j’ai essayé. Dans le meilleur des cas, leurs antennes sont tombées.
— Je pense partir dans une heure.
— Bonne idée. Je sais pouvoir compter sur vous, Beyle. Qui donc se trouve derrière vous ? Heureux de vous voir, Noroit. Mes hommages, madame. Bonjour, Barlov. Le moment ne se prête guère à des amabilités. Gardez le contact, Beyle.
L’écran redevint laiteux.
— Il va avoir les hommes du gouvernement sur le dos, dit Barlov. Et vous venez juste après lui sur la liste de ceux qu’ils cherchent à avoir.
— En tout cas, ils ne me trouveront pas ici, dit Beyle. Je pars pour l’Antarctique. Je veux un transport orbital d’urgence, dit-il dans le micro. Décollage dans trente minutes. Un long-courrier. Le plus rapide qui soit disponible.
— Combien de passagers ?
Beyle lança un coup d’œil interrogatif aux deux Martiens.
— Je vous accompagne, dit Archim.
— Moi aussi, dit Gena. Je suis géologue. Vous pouvez avoir besoin d’un expert.
Le Russe se retourna.
— Je viens aussi.
— Non, dit Beyle. Il ne faut pas que quelque chose arrive ici aussi. Vous restez.
— Bien, dit le Russe. Mais ne prenez pas de risques. Je ne vous le pardonnerais pas. Cela leur ferait trop plaisir de vous voir…
Il interrompit sa phrase comme on brise un crayon.
L’avion fonçait dans la nuit, très au-dessus des nuages, au-dessus même de l’atmosphère. Ses propulseurs étaient éteints et il suivait dans le vide une trajectoire optimisée. Dans la cabine, les passagers en état d’apesanteur, sanglés dans leurs sièges, demeuraient silencieux. Beyle parcourait une pile de rapports et ne s’interrompait que pour déchiffrer les messages qui défilaient sur un écran placé devant lui. Le géologue et l’ingénieur qu’il avait adjoints à l’expédition faisaient des calculs et échangeaient de temps à autre quelques mots à voix très basse. Gena réfléchissait. Ces mouvements violents de l’écorce terrestre échappaient à son expérience. Elle avait l’habitude d’un monde vieux et usé dont presque toute l’énergie interne s’était dissipée. Ces secousses de la Terre lui faisaient l’effet d’un cauchemar irréel.
Brusquement, elle poussa un cri en désignant un écran. Au même moment, la voix du pilote se fit entendre. Sur l’écran, un brasier rougeoyait. Quoiqu’il se trouvât encore à plus de trois cents kilomètres, il apparaissait comme un rubis posé sur un écrin de velours noir. Des sillons de feu l’environnaient comme des rayons sinueux.
— Antarctique 2, dit simplement le pilote.
Le silence se fit plus profond dans la cabine.
La voix du pilote se fit de nouveau entendre.
— L’escadrille de l’Antarctique appelle.
Beyle repoussa ses dossiers. Gena posa une main sur le bras d’Archim.
— Allô, appela Beyle. Ici Beyle, ici Beyle de l’Administration. Au rapport, je vous prie.
Des craquements jaillirent d’abord du haut-parleur. La réception était mauvaise. La secousse et l’éruption avaient dû déclencher un orage magnétique.
— Ici Brian, ici Brian… Baby Fox au rapport.
La voix fut un moment submergée par des parasites.
— Brian au rapport. Me recevez-vous ?
— Très mal. Changez de fréquence.
— Brian au rapport. Me recevez-vous ?
— Deux sur cinq. Ça ira.
— Baby Fox au rapport. Nous patrouillons depuis cinq heures au-dessus de l’Antarctique. Avons recueilli quatorze membres de l’expédition pôle magnétique. Deux morts. Deux blessés graves transférés sur station 3 équipée pour soins d’urgence. Avons repris l’air. Ici Brian. Me recevez-vous ?
— Trois sur cinq, dit Beyle.
— Je vous passe le Dr Djobanski, chef de l’expédition, qui désire vous parler. À vous, docteur.
— Je vous écoute, Djobanski. Qu’est-il arrivé ?
— Difficile à dire. Tout s’est passé terriblement vite. Nous étions basés à huit cents kilomètres au sud-sud-ouest des monts Sabine. La secousse a complètement détruit nos installations et nos antennes. Impossible de vous joindre. Heureusement, l’escadrille est venue nous récupérer. Le froid était terrible. Mais je dispose tout de même de quelques informations. Antarctique 2 est complètement détruite. Svornjesen et ses hommes sont tous morts. Sur l’origine probable de la catastrophe…
Un crachement interrompit le discours du savant.
— Baby Fox, cria Beyle, changez de fréquence. Je ne vous reçois plus.
La voix du Polonais revint, claire et nette, chargée d’émotion.
— Sur l’origine de la catastrophe, je répète, nous avons une hypothèse presque certaine. Quelque chose est arrivé au satellite Miroir 5 qui a réfléchi la lumière solaire sur un point proche des monts Sabine et fait fondre la glace.
— Mais il ne devait pas entrer en activité avant la semaine prochaine. Et très progressivement.
— C’est aussi ce que je savais. Quelque chose a dû se passer dans l’espace.
— Pourquoi ne nous ont-ils pas avertis ?
Le pilote intervint.
— J’ai Base 1 au rapport. Ils ne comprennent pas ce qui a pu se passer. Apparemment, le satellite a commencé à dériver il y a deux jours.
— Deux jours ? dit Beyle. Et ils n’ont rien remarqué ?
— La station spatiale était entièrement automatique. Sur orbite stable. Le miroir était replié. L’accident était imprévisible. Ils disent même qu’il était impossible.
Beyle pianota sur son clavier.
— Je ne comprends pas, dit Beyle. Mais quelqu’un va payer pour ça. Merci, professeur. Passez-moi Andrews.
La voix d’Andrews retentit dans la cabine.
— Inutile. Je suis déjà au courant. Et c’est nous qui risquons de payer. Je n’aime pas cette affaire, Beyle. Je ne l’aime pas du tout. Et pas pour les raisons que vous pouvez imaginer. Des hommes sont morts.
— C’est un terrible accident, dit Beyle.
— Ça ne ressemble pas à un accident, Beyle. Ça pourrait bien être un meurtre, Beyle. Un meurtre.
— Barlov vous a parlé de ses doutes ?
— Ah, Barlov y a pensé aussi. Il connaît bien les machines.
Il y eut un silence interrompu par quelques décharges de parasites.
— Faites pour le mieux, Beyle. Vous avez la responsabilité du secteur. Mais faites attention. Le réflecteur 5 n’est pas encore sous contrôle. Et nous essayons d’éviter de le détruire. Le spot se promène dans la région. Bonne chance.
Le silence revint dans la cabine. La pesanteur s’était réinstallée. Une des secrétaires, blonde et fraîche, servit du café. L’atmosphère était tiède et tranquille dans la cabine. Au dehors, dans la nuit polaire, il faisait soixante-dix degrés sous zéro.
— Regardez à trois heures, dit le pilote, quelques minutes plus tard. Spot à trois heures.
Ils fixèrent tous l’écran panoramique qui montrait l’horizon droit de l’appareil. Une zone elliptique, violemment lumineuse, se déplaçait à une vitesse insensée.
— Le spot du satellite, dit Archim. Il doit faire terriblement chaud là-dessous.
— Plus de deux mille degrés, répondit entre ses dents l’ingénieur.
Les satellites réflecteurs étaient de vastes surfaces de mylar aluminisé destinées à réfléchir et à focaliser les rayons solaires sur une zone précise de la surface terrestre. Ils permettaient de fondre les glaces du pôle au moindre coût. Ils ne devaient être employés qu’avec les précautions les plus extrêmes. Sans quoi ils auraient pu embraser n’importe quelle forêt, n’importe quelle ville de la Terre. N’étant qu’une image, le spot pouvait se déplacer plus vite que la lumière.
— Il vient sur nous, dit le pilote. La turbulence…
Il vira brutalement sur la gauche. La secrétaire qui servait du café, déséquilibrée, laissa échapper son plateau. Beyle la retint au moment où elle allait choir.
— Ils essaient de le stabiliser, dit le pilote.
Le spot balayait encore erratiquement la plaine glacée. Mais il se dirigeait maintenant nettement vers la mer. Puis il s’élargit, perdit de son intensité, devint une immense tache floue.
Un reflet, songeait Gena, rien d’autre qu’un reflet, comme on peut en faire courir sur un mur avec un fragment de miroir. Seulement, voilà, le miroir a ici des kilomètres carrés de surface et il se trouve là-haut dans l’espace, et tandis que nous sommes dans la nuit incertaine du pôle, il fait face au soleil éternellement et renvoie ce torrent de chaleur et de lumière, et s’il bouge seulement d’une fraction de seconde d’angle là-haut, cette tache de feu se déplace ici de plusieurs kilomètres. Était-il nécessaire de construire tous ces engins effrayants pour donner de l’air à Mars, pour permettre aux gens de Mars de respirer librement ?
Tant de morts.
Aurais-je osé préparer le projet, pensait Archim, si j’avais prévu cela ? Des hommes là-haut essayaient de rejoindre le miroir, de le réorienter sur le vide, et risquaient sans doute leurs vies pour arrêter le désastre.
— Une bonne nouvelle, dit Andrews dans le haut-parleur. Nous avons réussi à défocaliser le miroir et les calculateurs analogiques estiment que le cataclysme ne s’étendra pas. Le retour à une situation sous contrôle est une question de minutes.
On l’entendit distinctement tousser.
— Et une moins bonne, encore que prévisible. Le Président a désigné une commission d’enquête. Il va falloir connaître la vérité avant eux, Beyle. Sinon, nous sommes finis. Vous avez tous pouvoirs. Ils ne savent peut-être pas encore que tout s’est déclenché dans l’espace mais je vais bientôt devoir le leur dire. Faites ce que vous pouvez.
— Comptez sur moi, dit Beyle.
Il avait retrouvé son calme. Il regardait sur l’écran la double lumière qui tranchait sur la nuit, celle qui venait des entrailles de la Terre et celle qui tombait du ciel, également destructrices.
— Cap sur Néa Thulé, dit-il au pilote. À l’escadrille de l’Antarctique : continuez de rechercher les disparus.